Chaque fois que nos pieds tombaient dans la verdure,
Les herbes nous montaient jusques à la ceinture,
Des flots d’air embaumé se répandaient sur nous,
Des nuages ailés partaient de nos genoux,
Insectes, papillons, essaims nageants de mouches,
Qui d’un éther vivant semblaient former les couches :
Ils montaient en colonne, en tourbillon flottant,
Comblaient l’air, nous cachaient l’un à l’autre un instant,
Comme dans les chemins la vague de poussière
Se lève sous les pas et retombe en arrière ;
Ils roulaient ; et sur l’eau, sur les prés, sur le foin,
Ces poussières de vie allaient tomber plus loin ;
Et chacune semblait, d’existence ravie,
Épuiser le bonheur dans sa goutte de vie,
L’air qu’elles animaient de leur frémissement
N’était que mélodie et que bourdonnement.
Oh ! qui n’eût partagé l’ivresse universelle
Que l’air, le jour, l’insecte, apportaient sur leur aile ?
Oh ! qui n’eût aspiré cette haleine des airs
Qui tiédissait la neige et fondait les hivers ?
La séve de nos sens, comme celle des arbres
Eût fécondé des troncs, eût animé des marbres ;
Et la vie, en battant dans nos seins à grands coups,
Semblait vouloir jaillir et déborder de nous.
Nous courions ; des grands rocs nous franchissions les fentes ;
Nous nous laissions rouler dans l’herbe sur les pentes ;
Sur deux rameaux noués le bouleau nous berçait ;
Notre biche étonnée à nos pieds bondissait ;
Nous jetions de grands cris pour ébranler les voûtes
Des arbres, d’où pleuvait la séve à grosses gouttes ;
Nous nous perdions exprès, et, pour nous retrouver,
Nous restions des moments, sans parole, à rêver ;
Puis nous partions d’un trait, comme si la pensée
Par le même ressort en nous était pressée,
Et, vers un autre lieu prompts à nous élancer,
Nous courions pour courir et pour nous devancer.
Mais toute la montagne était la même fête ;
Les nuages d’été qui passaient sur sa tête
N’étaient qu’un chaud duvet que les rayons brûlants
Enlevaient au glacier, cardaient en flocons blancs.
Les ombres qu’allongeaient les troncs sur la verdure,
Se découpant sur l’herbe en humide bordure,
Dans quelque étroit vallon, berceau déjà dormant,
Versaient plus de mystère et de recueillement ;
Et chaque heure du jour en sa magnificence,
Apportant sa couleur, son bruit ou son silence,
À la grande harmonie ajoutait un accord,
À nos yeux une scène, à nos sens un transport.
Enfin, comme épuisés d’émotions intimes,
L’un à côté de l’autre, en paix nous nous assîmes
Sur un tertre aplani, qui, comme un cap de fleurs
S’avançait dans le lac plus profond là qu’ailleurs,
Et dont le flot, bruni par l’ombre haute et noire,
Ceignait d’un gouffre bleu ce petit promontoire :
On y touchait de l’œil tout ce bel horizon,
Une mousse jaunâtre y servait de gazon,
Et des verts coudriers l’ombre errante et légère,
Combattant les rayons, y flottait sur la terre.
Nos cœurs étaient muets à force d’être pleins ;
Nous effeuillions sur l’eau des tiges dans nos mains ;
Je ne sais quel attrait des yeux pour l’eau limpide
Nous faisait regarder et suivre chaque ride,
Réfléchir, soupirer, rêver sans dire un mot,
Et perdre et retrouver notre âme à chaque flot.
Nul n’osait le premier rompre un si doux silence,
Quand, levant par hasard un regard sur Laurence,
Je vis son front rougir et ses lèvres trembler,
Et deux gouttes de pleurs entre ses cils rouler,
Comme ces pleurs des nuits qui ne sont pas la pluie,
Qu’un pur rayon colore, et qu’un vent tiède essuie.
— Que se passe-t-il donc, Laurence, aussi dans toi ?
Est-ce qu’un poids secret t’oppresse ainsi que moi ?
— Oh ! je sens, me dit-il, mon cœur prêt de se fendre ;
Mon âme cherche en vain des mots pour se répandre :
Elle voudrait créer une langue de feu,
Pour crier de bonheur vers la nature et Dieu.
— Dis-moi, repris-je, ami, par quelles influences
Mon âme au même instant pensait ce que tu penses ?
Je sentais dans mon cœur, au rayon de ce jour,
Des élans de désirs, des étreintes d’amour
Capables d’embrasser Dieu, le temps et l’espace ;
Et pour les exprimer ma langue était de glace.
Cependant la nature est un hymne incomplet,
Et Dieu n’y reçoit pas l’hommage qui lui plaît,
Quand l’homme, qu’il créa pour y voir son image,
N’élève pas à lui la voix de son ouvrage :
La nature est la scène, et notre âme est la voix.
Essayons donc, ami, comme l’oiseau des bois,
Comme le vent dans l’arbre ou le flot sur le sable,
De verser à ses pieds le poids qui nous accable,
De gazouiller notre hymne à la nature, à Dieu :
Créons-nous par l’amour prêtres de ce beau lieu !
Sur ces sommets brûlants son soleil le proclame,
Proclamons-l’y nous-même et chantons-lui notre âme !
La solitude seule entendra nos accents :
Écoute ton cœur battre, et dis ce que tu sens.